La proposition de Loi visant à lutter contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement (projet de loi S-211) a été débattue pour la dernière fois au Parlement canadien le 25 avril. Le 3 mai, les députés voteront pour ou contre son adoption.
Le Réseau canadien sur la reddition de comptes des entreprises (RCRCE) demande aux députés fédéraux de voter contre le projet de loi S-211 en troisième lecture, et ce pour plusieurs raisons essentielles :
- Ce projet de loi n’obligera pas les entreprises à faire quoi que ce soit pour lutter contre les violations des droits humains dans leurs chaînes d’approvisionnement ou leurs activités internationales. Les entreprises sont seulement tenues de rendre compte de ce qu’elles ont fait – même si elles n’ont rien fait du tout – pour prévenir les violations des droits humains ou les atteintes à l’environnement.
- Elle ne permettra pas aux personnes lésées par les entreprises canadiennes, leurs filiales ou leurs fournisseurs, d’obtenir réparation pour les abus qu’elles ont subis, par exemple en portant plainte devant les tribunaux canadiens.
- Elle donne l’impression que le gouvernement prend des mesures concrètes en faveur des droits humains, alors que ce n’est pas le cas. Cela pourrait retarder l’adoption d’une loi qui s’attaquerait réellement aux graves violations des droits humains liées aux entreprises basées au Canada et à leurs activités internationales, notamment les meurtres, les viols, l’intimidation et la destruction de l’environnement. Dans d’autres pays qui ont adopté des lois comme la S-211, les progrès vers des lois efficaces se sont arrêtés.
- Les prescriptions de ce projet de loi ne respectent pas les obligations du Canada en matière de protection des droits humains, pas plus qu’elles n’illustrent les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.
- En fin de compte, le projet de loi S-211 laissera les victimes les mains vides.
Les experts ne sont pas d’accord avec les partisans du projet de loi S-211
Pas d’exigences significatives
Selon un rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, Tomoya Obokata, les bonnes pratiques en matière de lutte contre l’esclavage moderne consistent notamment à garantir l’accès à la justice et à des voies de recours en cas de préjudice, par des moyens législatifs, administratifs, judiciaires et autres.
Les partisans du projet de loi S-211 ont fait valoir qu’il obligerait une entreprise à « examiner chaque année sa chaîne d’approvisionnement et à s’assurer qu’il n’y a pas d’esclavage dans la chaîne d’approvisionnement… et un PDG devra signer une déclaration à cet effet avec le même impact que s’il signait une fausse déclaration pour un comptable ».
Cependant, avec le projet de loi S-211, les entreprises peuvent « satisfaire à leurs obligations en vertu du projet de loi en déclarant simplement qu’elles n’ont pris aucune mesure pour atténuer ou prévenir les violations des droits humains », comme l’a expliqué au Sénat Nicole Barret, Directrice de la International Justice and Human Rights Clinic de la faculté de droit de l’University of British Columbia.
Et, comme l’explique la spécialiste des droits humains et du droit à l’université d’Ottawa, Penelope Simons :
- Il n’y a aucune obligation d’examiner la chaîne d’approvisionnement et de s’assurer qu’il n’y a pas de travail forcé.
- Il n’y a pas de déclaration « à cet effet » que le PDG devra signer. Le PDG doit seulement divulguer les mesures prises ou les processus mis en place pour remédier au travail forcé dans la chaîne d’approvisionnement… s’il y en a.
Mehmet Tohti, Directeur Exécutif de l’Uyghur Rights Advocacy Project, a bien entendu exhorté tous les députés à voter contre le projet de loi S-211, le qualifiant de « projet de loi pour la forme » qui est « mort né et inefficace ».
Inspiré des lois inefficaces du Royaume-Uni et de l’Australie
Le projet de loi S-211 s’inspire de lois similaires adoptées au Royaume-Uni et en Australie. Mais des études récentes montrent que ces lois n’ont pas réussi à inciter les entreprises (et leurs dirigeants) à prendre des mesures pour lutter contre les risques de travail forcé et de travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Au contraire, comme le souligne un rapport du Business & Human Rights Resource Centre, la loi britannique sur l’esclavage moderne (Modern Slavery Act) :
- a échoué dans ses intentions déclarées ;
- n’a pas donné lieu à une divulgation d’informations de la part de la plupart des entreprises ;
- n’a pas entraîné d’amélioration significative des pratiques des entreprises en vue d’éliminer l’esclavage moderne, car elle n’impose aucune norme juridiquement contraignante aux entreprises pour qu’elles s’efforcent de lutter efficacement contre les risques d’exploitation de la main-d’œuvre dans le cadre de leurs activités commerciales.
Par ailleurs, l’étude australienne a montré que les entreprises, sur une base régulière :
- se livraient à des rapports superficiels ;
- ne tenaient pas compte des critères d’information obligatoires ;
- n’identifiaient pas et ne divulguaient pas les risques sectoriels importants dans leurs activités et leurs chaînes d’approvisionnement ;
- n’étaient pas en mesure de prouver qu’elles prenaient des mesures contre les risques d’esclavage moderne qui amélioreraient les conditions de travail des fournisseurs ou s’attaqueraient aux causes profondes.
Les partisans du projet de loi S-211 ont affirmé qu’il améliorerait le modèle britannique et australien en prévoyant des « amendes et une responsabilité pénale directe en cas de non-respect ».
Cependant, la professeure Penelope Simons souligne que :
- Si les entreprises peuvent être condamnées à une amende pour avoir fourni des informations trompeuses ou fausses, l’information qu’elles sont tenues de fournir n’est pas de savoir s’il y a du travail forcé ou du travail des enfants dans la chaîne d’approvisionnement… L’information qu’elles doivent fournir concerne simplement les politiques en place et les mesures, le cas échéant, que l’entreprise a prises pour réduire le risque de travail forcé.
- Ce n’est que si une entreprise omet de faire un rapport, de le rendre public ou si elle fournit des informations fausses ou trompeuses qu’elle peut encourir une amende pouvant aller jusqu’à 250 000 dollars.
Rien à voir avec les vraies lois sur la diligence raisonnable
Les partisans du projet de loi S-211 l’ont qualifié d’être « sans précédent à l’échelle mondiale ».
Toutefois, selon Surya Deva, ancien Président du groupe de travail des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains, et actuel Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit au développement, l’outil internationalement reconnu pour prévenir les effets négatifs sur les droits humains, y compris le travail forcé, est la pratique continue d’une véritable diligence raisonnable en matière de droits humains.
Les lois sur les rapports risquent d’être « une forme de poudre aux yeux dans laquelle le rapport se substitue à l’action corrective », note Judy Fudge, juriste et LiUNA Chair of Global Labour Issues à l’Université McMaster. « Il ne suffit pas d’exiger des entreprises qu’elles fassent rapport. Il est temps de les obliger à agir et de leur demander de faire preuve de diligence raisonnable en s’attaquant au problème du travail des enfants et du travail forcé… »
Les véritables leaders mondiaux sont les juridictions et les pays, dont la France et l’Allemagne, qui ont adopté des lois significatives en matière de droits humains et de diligence raisonnable en matière d’environnement.
En fait, plus de 100 universitaires et experts juridiques ont demandé au Canada de rendre obligatoire le devoir de diligence en matière de droits humains et d’environnement.
En mars, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a demandé au Canada de « reconnaître ses obligations extraterritoriales en matière de droits humains afin de garantir que les sociétés transnationales canadiennes soient tenues responsables des violations des droits humains commises à l’étranger ».
La semaine dernière, une pétition a été remise aux députés canadiens à Ottawa, demandant une législation obligatoire sur les droits humains et la diligence raisonnable en matière d’environnement. Elle compte désormais plus de 50 000 signatures.
Le RCRCE a élaboré une loi modèle sur la diligence raisonnable, qui a été :
- appuyée par plus de 200 organisations et syndicats du Canada et du monde entier, dont 150 représentent des personnes directement touchées ;
- à la base du projet de loi émanant des députés C-262, une Loi concernant la responsabilité des entreprises de prévenir les incidences négatives sur les droits de la personne qui sont liées à leurs activités commerciales à l’étranger, d’en tenir compte et d’y remédier.
Le gouvernement pourrait à tout moment l’adopter ou adopter un projet de loi similaire.
Par conséquent, les députés qui veulent vraiment faire du Canada un leader mondial en matière de protection des droits humains – y compris, mais sans s’y limiter, le travail forcé et le travail des enfants – devraient voter contre un projet de loi tel que le S-211 qui, comme les experts le confirment, n’est pas fonctionnel. Il vaudrait mieux soutenir une véritable législation, efficace et obligatoire, de diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement.