Feronia Inc. – Morts violentes, criminalisation et accaparement des terres
Une étude de cas par le Réseau canadien sur la reddition de comptes des entreprises (RCRCE)
Publié : Février 2023
Étude 4 de 6 [1]
Feronia Inc., une société privée canadienne de capital-investissement qui a déclaré faillite en 2020,[2] a été constituée aux îles Caïmans, avec un siège social à Toronto, en Ontario. La société était inscrite à la bourse de croissance TSX[3] avec comme investisseur majoritaire le groupe CDC, institution de financement du développement (IFD) du gouvernement britannique. Feronia Inc a aussi bénéficié d’investissements de diverses autres IFD européennes et américaines. Entre 2009 et 2020, la société était propriétaire de Plantations et Huileries du Congo (PHC), une entreprise d’huile de palme en République Démocratique du Congo (RDC).
Sommaire
- En 1911, dans le cadre du processus colonial d’accaparement des terres qui prévalait à l’époque en Afrique, des plantations de palmiers furent usurpées aux communautés. Elles font partie aujourd’hui des plantations de Lokutu, Yaligimba et Boteka, en République démocratique du Congo (RDC). Les droits d’utilisation des terres furent concédés à Lord Leverhulme, fondateur de la société d’huile de palme PHC et co-fondateur d’Unilever, la multinationale[4]
- Feronia a profité de cet héritage colonial en 2009 lorsqu’elle a acheté les droits de location de plus de 100 000 hectares de terres au gouvernement de la RDC et a fait l’acquisition de PHC en tant que filiale. 25 000 hectares de ces terres étaient consacrés à la production d’huile de palme.
- Au cours des opérations de PHC, y compris pendant la période où Feronia en était propriétaire, une série d’abus ont été signalés, notamment des meurtres, actes d’intimidation, arrestations arbitraires, vols de salaire et violations liées à la sécurité alimentaire et au consentement libre, préalable et éclairé,[5] sans accès à la justice.
- Une plainte déposée en 2018 par des communautés et certains alliés auprès du mécanisme indépendant de traitement des plaintes (ICM) des banques de développement allemande, française et néerlandaise a traîné en longueur pendant plus de trois ans sans être résolue pendant que Feronia était propriétaire de PHC. Il s’en est suivi des représailles contre ceux ayant déposé la plainte.[6]
- Bien qu’ayant reçu de nombreux rapports faisant état d’actes de violence et d’abus continus jusqu’à ce jour,[7] les banques européennes de développement ont fourni environ 150 millions de dollars de financement à Feronia entre 2013 et 2020.
Le contexte détaillé
Depuis un peu plus d’une décennie, des sociétés privées de capital-investissement[8] et d’aide au développement international financent de gros projets d’acquisition de terres en Afrique, tels que les plantations d’huile de palme exploitées par PHC, filiale de Feronia. Bon nombre de ces projets ont obtenu l’accès à la terre selon le modèle colonial d’appropriation des terres et ont fonctionné dans un contexte de violations des droits humains, de violence et de dissidence communautaire. Dans de nombreux cas, les communautés locales n’ont pas été consultées et n’ont pas consenti à l’occupation de leurs terres ancestrales.[9] Loin de fournir la prétendue solution à l’insécurité alimentaire et au soi-disant « sous-développement » dans la région, les plantations d’huile de palme à grande échelle et autres projets de taille industrielle ont très peu contribué à réduire l’insécurité alimentaire des communautés locales.[10]
En 2009, Feronia a fait acquisition de PHC[11] et des concessions foncières associées.[12] Pendant plus de 100 ans, les plantations ont été le théâtre d’actes de violence et de violations des droits humains contre les travailleur-euse-s et les membres des communautés avoisinantes, de pratiques de travail injustes et de mauvais traitements infligés aux travailleur-euse-s, de destruction de l’environnement et d’impunité endémique. Ceci a contribué à une profonde méfiance des communautés touchées envers l’entreprise.[13] Pendant une décennie ou plus, les communautés avaient soumis de nombreuses demandes écrites au gouvernement de la RDC, à PHC et aux banques de développement qui financent l’entreprise, appelant à des discussions pour déterminer les conditions de fonctionnement de PHC sur le terrain.[14]
Elles ont contesté à plusieurs reprises la légitimité des concessions concédées à Feronia lors du rachat de PHC, ainsi que l’absence de preuves accessibles au public concernant les limites de ces terres. En 2012, lorsqu’un différend foncier dans la concession de Lokutu a finalement conduit à l’intervention des autorités provinciales, aucune trace du titre foncier n’a pu être trouvée dans le registre provincial. Feronia n’a pu fournir qu’un certificat datant de 1955 qui s’est avéré invalide.[15] Néanmoins, Feronia a continué d’ignorer les exigences de la communauté de négocier le retour de leurs terres.[16],[17]
En référence aux plaintes émises par les communautés, le Rapport d’évaluation de l’impact social de Feronia produit en 2015 conclut qu’elles semblent être causées et exacerbées par une communication inefficace entre la direction de PHC, ses employé-e-s et les communautés de non-travailleurs.[18] Bien que le rapport suggérait à Feronia d’améliorer l’engagement des parties prenantes, cela ne s’est pas produit. En 2015 et 2016, lors du morcellement des concessions de Feronia en plus plus petites parcelles, non seulement les communautés n’ont pas été consultées, mais il semble aussi que le processus ait été entaché d’irrégularités.[19]
Avant l’acquisition des droits fonciers par Feronia, puis plus tard pendant la période où elle était propriétaire de PHC, plusieurs personnes ont été tuées ou blessées, semble t-il aux mains de la police, de l’armée ou des services de sécurité privée de PHC :
- Des habitants de deux communautés situées dans la zone de la plantation de Lokutu affirment qu’un garde de sécurité privée de l’entreprise et la police nationale auraient tué quatre personnes dont un enfant entre 1986 et 2007.[20]
- En 2015, Jeudi Bofete Engamboi, un employé de PHC, fut interpellé par la police locale et brutalement battu pour avoir prétendument volé une poignée de noix de palme dans l’une des plantations. Il succomba à ses blessures le lendemain. Sa femme fut aussi abattue lorsqu’elle tenta de protester avec d’autres personnes. Des informations faisant état d’abus et de tortures similaires avaient également été signalées au cours des années précédentes mais sans jamais faire l’objet d’enquêtes.[21]
- Le 16 mars 2019, l’armée congolaise tira sur des membres des communautés qui réclamaient la restitution de leurs terres ancestrales ainsi que des salaires légalement dus pour leur travail dans la plantation.[22]
- Le 21 juillet 2019, Joel Imbangola Lunea, membre de l’organisation communautaire de défense des droits humains Réseau d’Information et d’Appui aux ONG en République Démocratique du Congo (RIAO-RDC), fut tué alors qu’il se trouvait dans l’une des plantations, selon le témoignage d’un témoin oculaire. Dans les mois précédant sa mort, plusieurs membres de RIAO-RDC avaient été victimes d’intimidation en raison de leur appui aux communautés dans le cadre d’un dépôt de plainte contre l’entreprise.[23] Un agent de sécurité de PHC fut inculpé du meurtre, mais fut ensuite acquitté après avoir été défendu par une équipe de 32 avocats de la société. Depuis le meurtre de Joel, plusieurs membres de sa famille, dont sa femme, son père, sa sœur et ses enfants, ainsi que son ancien patron ont également été tués.[24]
- Le niveau de tension et de conflit entourant les plantations a été exacerbé par les nombreuses détentions arbitraires de membres des communautés sur la base d’allégations non fondées de vols de noix de palme à l’entreprise, allégations faites par des
Les communautés touchées tirent la sonnette d’alarme sur la violence et le conflit à Feronia/PHC depuis des décennies sans pouvoir, à ce jour, accéder à la justice pour les préjudices subis.[25] Pendant toute la période où Feronia a exploité les trois plantations, la société et ses principaux investisseurs n’ont pris aucunes mesures significatives et rapides pour lutter contre les actes de violence et les meurtres signalés. En 2013, la société reçut plus de 150 millions de dollars des IFD européennes, en dépit de rapports persistants de violations des droits humains et de la violation continue du consentement libre, préalable et éclairé.[26]
Au lieu de réagir immédiatement pour s’assurer que la violence présumée associée à PHC fasse l’objet d’une enquête efficace et mettre en place des mécanismes garantissant l’arrêt de tout abus en cours, Feronia se concentra en 2013 sur l’élaboration de son propre plan d’action environnemental et social (PAES), plan non contraignant.[27] Le PAES, financé par le groupe CDC, institution britannique de financement du développement, fut présenté comme un élément clé du processus de diligence raisonnable de CDC préalable à son investissement dans Feronia.[28] Trois ans plus tard, CDC Group deviendra propriétaire à 67% de Feronia.[29] En réponse aux préoccupations soulevées par des ONG et membres des communautés concernant le conflit foncier et la violence en cours, le CDC publia des déclarations assurant que le PAES soutiendrait l’amélioration de l’engagement et des pratiques environnementales et sociales.[30] Feronia et CDC Group annoncèrent également que Feronia préparait sa certification par la Table ronde sur l’huile de palme durable (RSPO) – bien que cette certification n’ait jamais été obtenue[31]– et que Feronia adhérait aux normes environnementales et de durabilité de la Banque mondiale.[32]
En 2018, des membres des communautés soutenus par l’organisation communautaire RIAO-RDC déposèrent une plainte officielle auprès de la banque de développement allemande DEG, l’un des principaux investisseurs européens de Feronia,[33] en utilisant le mécanisme indépendant de traitement des plaintes (ICM) de l’IFD. Il s’agissait de la deuxième tentative de demande de médiation officielle. Un an auparavant, ils avaient tenté d’engager un processus de médiation entre l’entreprise et les communautés, mais l’entreprise s’était retirée deux semaines plus tard.[34]
Un an après le dépôt de la plainte, l’ICM proposa un « plan de médiation » qui fut accepté par les deux parties. Cependant, quatre ans plus tard, il n’y avait toujours pas de résolution ou de progrès substantiels.
Entre-temps, après le dépôt de la plainte de 2018, les membres des communautés furent confrontés à une recrudescence de la répression et de la violence, notamment de la part de la police et des agents de sécurité de l’entreprise.[35] En septembre 2019, plusieurs membres ont été arrêtés sous de fausses accusations.[36] Pendant ce temps, Feronia fut restructurée avant de déclarer finalement faillite en 2020. Cela suscita une nouvelle proposition de médiation de la part de l’ICM, ce qui, combinée au déclenchement de la pandémie de COVID-19, servit de justification à de nouveaux retards dans le traitement des appels à la justice de la part des communautés.[37]
En 2020, les parts restantes de Feronia dans PHC furent acquises par une autre société de capital-investissement, Straight KKM, basée à Maurice.[38] Entre-temps, PHC continue d’être la cible des exigences et de la frustration des communautés dont les membres continuent de souffrir de violence et d’intimidation autour de la plantation. Au cours des trois premiers mois de 2021 seulement, deux membres des communautés furent tués brutalement, prétendument par des agents de sécurité de l’entreprise.[39]
Qu’en serait-il si…?
Si le Canada disposait d’une loi sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de droits humains, qu’est-ce qui serait différent pour les membres des communautés se trouvant continuellement aux prises avec des litiges fonciers et la violence?
- Feronia aurait été incitée à identifier et à évaluer le risque associé aux plaintes répétées des communautés concernant l’acquisition des terres par PHC et aurait pu renforcer son plan d’engagement des parties prenantes pour s’assurer qu’il réponde de manière adéquate aux demandes répétées des communautés désireuses de négocier les conditions sous lesquelles l’entreprise fut autorisée à utiliser la terre.
- Si l’entreprise avait fait preuve de diligence raisonnable efficace en matière de droits humains et d’environnement, elle aurait évalué le risque élevé que les services de sécurité privée de sa filiale, PHC, continuent de commettre des violations des droits humains. Elle aurait documenté ce risque dans les rapports de diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement de l’entreprise, ainsi que les mesures qu’elle entendait prendre pour atténuer les abus en cours et prévenir la perpétration de tels abus à l’avenir.
- Au cas où Feronia se trouverait à manquer à son devoir d’atténuer ou prévenir de futurs abus de manière concrète, les membres des communautés ou les organisations de défense des droits humains comme RIAO-RDC pourraient demander justice devant un tribunal canadien, et Feronia serait tenue de rendre compte des mesures prises depuis le moment où les abus ont été signalés pour la première fois, et de défendre ces mesures.