Photo: Tour Top Glove (Wikimedia Commons)
Travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement en ÉPI des entreprises canadiennes
Une étude de cas par le Réseau canadien sur la reddition de comptes des entreprises (RCRCE)
Publié : Février 2023
Étude 3 de 6 [1]
Sommaire
- En 2018, des allégations de violations du droit du travail et de travail forcé dans les usines malaisiennes appartenant au plus grand producteur mondial de gants en caoutchouc, Top Glove,[2] ont fait les manchettes dans les médias internationaux. En juillet 2020, le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) a interdit l’importation aux États-Unis de marchandises liées à Top Glove. L’agence a déclaré qu’elle « avait trouvé des preuves de pratiques de travail forcé » dans les installations de Top Glove.
- En janvier 2021, on apprenait qu’au moins 18 entreprises canadiennes avaient importé au Canada des équipements de protection individuelle (ÉPI) de Top Glove,[3] en dépit de l’interdiction aux É.U.[4]
- En réponse à l’interdiction américaine, Top Glove s’est engagé à améliorer ses conditions de travail et à mettre un terme au recours au travail forcé. CBP a levé l’interdiction en septembre 2021.[5]
- En janvier 2022, des allégations de travail forcé liées à un autre manufacturier de gants malaisien, Supermax Corp., ont fait les manchettes des journaux internationaux. CBP avait interdit les importations provenant de Supermax en octobre 2021, mais ses produits étaient néanmoins importés au Canada par Supermax Healthcare Canada, qui avait des contrats avec les Services publics et l’Approvisionnement du Canada pour la distribution auprès des établissements de santé canadiens. Supermax dit avoir « remédié » aux allégations qui constituaient la base de l’interdiction américaine et s’attend à ce que l’interdiction soit levée dans un proche avenir.[6]
Le contexte détaillé
La Malaisie produit environ 70 % de l’offre mondiale de gants en caoutchouc, y compris ceux utilisés par les hôpitaux et les établissements de soins de santé canadiens pendant la pandémie de COVID-19.[7] Les rapports de blessures en milieu de travail, d’heures excessives et de logements exigus dans les usines de fabrication de gants en Malaisie ont été bien documentés par les groupes de défense des droits humains.[8] La plupart des travailleur-euse-s de ces usines sont des travailleur-euse-s migrant-e-s des pays voisins qui paient des frais élevés à une agence de recrutement pour accéder à l’emploi. Une étude de juillet 2021 du Modern Slavery & Human Rights Policy and Evidence Centre au Royaume-Uni, qui a interrogé environ 1 491 travailleur-euse-s et mené des entretiens avec des travailleur-euse-s migrant-e-s, des fabricants et des représentants du gouvernement, a révélé qu’avec le début de la pandémie, la pression sur les travailleur-euse-s pour atteindre des objectifs de production s’est accrue, et les conditions de travail en général dans les usines se sont détériorées. Cela a contribué à une série d’abus qualifiés de travail forcé,[9] tel que défini par les indicateurs[10] du travail forcé de l’Organisation internationale du travail. Ces abus comprennent :
- l’exploitation de la vulnérabilité des travailleur-euse-s par la direction de l’usine, en particulier ceux et celles qui ont un statut migratoire précaire ;
- la tromperie des agences de recrutement et des employeurs entourant les conditions de contrats de travail en ce qui a trait aux heures travaillées par rapport au salaire perçu ;
- la violence physique et sexuelle, l’intimidation et les menaces pour dissuader les travailleur-euse-s de soulever des préoccupations liées aux frais de recrutement élevés – qui laissent souvent les travailleur-euse-s lourdement endetté-e-s – ou d’autres griefs ; et
- la retenue des passeports des travailleur-euse-s par l’agence de recrutement, ce qui empêche les travailleur-euse-s de quitter le pays ou de produire une preuve de leur statut migratoire s’ils sont arrêtés par la police ;
Enfin, pendant la pandémie, la situation dans les usines de fabrication de gants malaisiennes s’est aggravée, avec une augmentation marquée des restrictions de mouvement, de l’isolement, des conditions de travail et de vie abusives et des heures supplémentaires excessives.[11]
Top Glove
Dans le cas de Top Glove, le plus grand producteur de gants en caoutchouc de Malaisie, des rapports remontant à au moins 2018 font état de travailleur-euse-s migrant-e-s travaillant des heures excessives pour rembourser leurs dettes aux recruteurs. Le directeur général de l’entreprise de l’époque s’était engagé à mettre un terme à cette pratique.[12] Toutefois, un peu plus de deux ans plus tard, un reportage spécial de CBC Marketplace contenait des images prises de l’intérieur qui documentaient les conditions de vie dangereuses des travailleur-euse-s de Top Glove, la servitude pour dettes, les heures de travail excessives, les conditions de travail abusives et les logements exigus où environ 25 personnes partageaient parfois une seule pièce avec une salle de bain commune.[13]
En juillet 2020, le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) a interdit les marchandises produites par certaines des filiales malaisiennes de Top Glove, soupçonnées que leurs marchandises étaient fabriquées avec du travail forcé.[14] En mars 2021, le CBP a confirmé avoir « découvert des pratiques de travail forcé » dans des usines liées à Top Glove.[15] En vertu de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM), qui est entré en vigueur en juillet 2020, il est illégal pour les entreprises canadiennes d’importer des produits fabriqués par le travail forcé.[16] Cependant, selon Above Ground, le Canada n’a pas agi rapidement ou efficacement pour résoudre les problèmes de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement des entreprises canadiennes.[17] Le Canada n’a pas réussi à appliquer efficacement la nouvelle disposition sur le travail forcé et les entreprises canadiennes ont continué d’importer des gants d’au moins une usine malaisienne de Top Glove.[18]
Depuis 2018, au moins 18 entreprises, y inclus Medline Canada et Superior Glove,[19] ont importé au Canada des produits de Top Glove et de ses filiales.[20] En septembre 2021, les États-Unis ont levé leur interdiction après avoir confirmé que le géant manufacturier avait « pris des mesures en lien avec tous les indicateurs de travail forcé identifiés dans ses installations malaisiennes. »[21]
Supermax
Dans un autre cas de travail forcé présumé dans une usine de gants malaisienne, le Canada a continué d’autoriser l’entrée au pays de marchandises liées à Supermax Corp. – malgré une ordonnance d’interdiction d’entrée (Withhold Release Order) émise par les autorités douanières américaines en octobre 2021 sur les importations provenant de ce même manufacturier.[22] L’un des importateurs au Canada était Supermax Healthcare Canada, qui fournit des gants médicaux à Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), l’organisme gouvernemental responsable de l’approvisionnement en équipement et fournitures médicales pour les secteurs canadiens de la santé et des services essentiels.[23] Bien que SPAC ait finalement suspendu les livraisons de Supermax Healthcare Canada et ait résilié ses contrats avec la société pendant que les allégations concernant son usine malaisienne faisaient l’objet d’une enquête,[24] les produits eux-mêmes n’ont jamais été officiellement interdits d’entrée au pays.[25] Selon Above Ground, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) n’a pas appliqué efficacement la disposition contre l’importation de marchandises fabriquées à l’aide du travail forcé. Selon l’ASFC, l’agence « ne peut prendre des mesures d’exécution que dans de rares cas… [et] ne prévoit pas de signaler publiquement quelles entreprises sont impliquées. »[26]
La réponse peu enthousiaste du Canada à l’égard de cette importante question de droits humains est non seulement préoccupante, mais elle témoigne de l’incapacité du gouvernement à s’assurer que les entreprises canadiennes exercent une diligence raisonnable efficace en matière de droits humains tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. L’approche du Canada pour découvrir les violations flagrantes des droits humains dans les chaînes d’approvisionnement des importateurs Canadiens souligne le besoin d’une approche globale et juridiquement contraignante pour garantir que les biens fabriqués pour les marchés canadiens – y compris les ÉPI vitaux – ne sont pas le produit du travail forcé, ni de quelques autres conditions qui puissent violer les droits et la sécurité des travailleur-euse-s.
Qu’en serait-il si …?
Si une législation sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de droits humains avait été en vigueur, qu’est-ce qui aurait été différent pour les travailleurs-euse-s dans les usines de gants malaisiennes?
- Il n’aurait pas été aussi facile pour les entreprises canadiennes – telles que Medline Canada, Superior Glove, et Supermax Healthcare Canada – d’ignorer les conditions dans les usines d’où provenaient leurs cargaisons de gants.
- Si les entreprises canadiennes avaient procédé à une évaluation effective de la situation des droits humains avant de contracter ces usines, elles auraient pu prendre des mesures pour s’assurer que celles-ci n’aient pas recours au travail forcé et, après avoir découvert l’utilisation du travail forcé, auraient pu choisir de faire des affaires ailleurs.
- Elles auraient également pu collaborer avec d’autres acheteurs afin de faire pression sur l’usine pour qu’elle cesse et atténue sa pratique du travail forcé, et pour mettre en place des mécanismes de surveillance afin de prévenir de futurs abus.
- Si les abus continuaient de se produire, les travailleur-euse-s et/ou les défenseur-euse-s des droits des travailleur-euse-s et des migrant-e-s auraient pu intenter une action devant les tribunaux canadiens alléguant que Medline Canada, Superior Glove et Supermax Healthcare Canada avaient omis de prendre les mesures adéquates pour identifier, évaluer, atténuer ou prévenir les abus.